La lente émergence du concept de « valeur partagée » en France
29 août 2014
Cet article a été mis à jour le 3 octobre 2014 à 09:32
Concept issu de la crise de 2008, . Plus qu’une simple formule, c’est une véritable innovation managériale dont le potentiel séduit peu à peu les entreprises françaises.
L’utilité sociale est au cœur de la réflexion portée par les sciences de gestion. Avec la montée en puissance des considérations pour le développement durable, les principes de la responsabilité sociale de l’entreprise ont investi cette thématique fondamentale de la pratique des affaires. Puis la crise économique de 2008, en accentuant l’idée d’un antagonisme entre l’entreprise et la société, a à son tour prolongé le débat sur la gouvernance des organisations à but lucratif. C’est dans ce contexte qu’a émergé le concept de valeur partagé, dont la pénétration dans les entreprises françaises commence discrètement à se faire remarquer.
Bousculer les conceptions de l’entreprise
C’est dans un article de la Harvard Business Review publié en janvier 2011 que le concept de valeur partagée a été formalisé pour la première fois. Ses auteurs, Michael Porter et Mark Kramer y développent une idée simple et pourtant résolument à contre-courant. « Les entreprises tirent parti de synergies dès lors qu’elles abordent les problèmes sociétaux à travers le prisme de la création de valeur partagée, en réfléchissant à des moyens de les résoudre ».
En d’autres termes, ces chercheurs américains ne font rien d’autre que d’affirmer que les entreprises peuvent créer de la valeur pour elle et leurs parties prenantes en contribuant à résoudre les problèmes qui affectent leur environnement stratégique. Pour certains c’est une évidence. Mais dans un contexte de crise, où l’on a tôt fait d’assimiler toute création de valeur pour l’entreprise à une déperdition de valeur pour la société, produire une telle analyse est intellectuellement audacieux.
Suite à la formalisation de ce concept, restait donc à en voir la traduction dans les faits. À cet égard, l’entreprise Nestlé a été un précurseur. L’entreprise a en effet été la première à intégrer systématiquement l’objectif de valeur partagée dans l’ensemble de sa gouvernance corporate et opérationnelle. Les leviers de création de valeur identifiés par Nestlé à cette occasion ont été la nutrition, l’eau, et le développement durable.
L’intégration de la valeur partagée dans l’approche managériale de Nestlé s’est notamment traduite par la modification de certaines recettes afin de proposer des produits plus nutritifs, la redéfinition de certains process pour minimiser l’utilisation de l’eau, ou encore l’accompagnement des fournisseurs dans des chantiers similaires. Depuis, Nestlé publie un rapport annuel pour faire le point sur sa quête de valeur partagée ; rapport dont l’édition 2011 a d’ailleurs été gratifiée d’un A+, soit la meilleure note décernée à une entreprise par la Global Reporting Initiative qui évalue la durabilité des organisations.
La clé du développement de l’approche par la valeur partagée résiderait, d’après la lecture qu’a Marc Mousli (1) de Michael Porter, dans le développement des clusters et pôles de compétitivités. L’auteur américain s’est en effet largement intéressé à ces regroupements d’entreprises reposant sur la complémentarité. En entretenant une dynamique d’investissements croisés au sein d’un pôle de compétitivité et à l’intérieur de leur zone d’implantation géographique, les entreprises s’inscrivent de fait dans une approche de la création de valeur qui dépasse la simple valeur financière immédiate. Mais il ne faut pas s’y tromper : la valeur partagée ne se matérialise pas qu’entre les entreprises. Elle a d’ailleurs avant tout pour vocation de profiter à la société civile au sens large.
Un concept qui s’enracine en France
Ainsi quand une entreprise française comme Danone intègre la valeur partagée dans sa stratégie et assiste ses fournisseurs de lait bangladeshis dans le développement de leur appareil de production, l’entreprise favorise son accès à des ressources bon marché, tout en contribuant à sortir nombre de fermiers de la pauvreté. Cette politique de soutien aux fournisseurs a d’ailleurs donné lieu à la création du fonds Grameen Danone, en association avec la banque de microcrédit Grameen fondée par Muhammad Yunus. Expérience fructueuse à tout point de vue que le directeur général délégué de Danone Emmanuel Faber décrivait, aux côtés de nombreuses autres, dans son livre (2) paru en 2011.
Et si la logique de valeur partagée est profitable aux entreprises, cette profitabilité ne se mesure pas forcément en des termes financiers. Elle peut aussi renforcer l’entreprise dans son éthique du métier, et y trouver un levier de l’engagement de ses propres collaborateurs. Cela s’avère particulièrement fréquent dans les entreprises de l’économie sociale et solidaire.
Soucieuse de cultiver une gestion financière rigoureuse et redistributive en faveur de ses adhérents, la mutuelle SMI investit des moyens importants dans l’efficacité opérationnelle et la qualité de service, et consacre une fraction de ces revenus au financement d’actions de solidarité. Bertrand Da Ros, le directeur général de la mutuelle, s’en explique : « en tant qu’organisme à but non lucratif, la mutuelle SMI ne rémunère pas d’actionnaires. Cela signifie que tous les bénéfices sont réutilisés au profit des adhérents. Plus largement, la solidarité découle des valeurs mutualistes de la mutuelle SMI, ce qui se traduit par diverses prises d’initiative. Chaque année, la mutuelle SMI alloue par exemple un budget au titre de l’action sociale. Ce budget est destiné à venir en aide à nos adhérents les plus démunis ou confrontés à une difficulté passagère. »
De telles démonstrations de générosité peuvent surprendre venant de la part d’entreprises privées. En France pourtant, celles-ci semblent commencer à y voir leur intérêt et à le revendiquer. « Nous ne voulons plus nous contenter de réduire nos impacts négatifs, mais augmenter nos impacts positifs », expliquait par exemple en 2013 la responsable RSE de la Française des jeux, Christine Prouin Schmitte sur Youphil (3). Le groupe intègre depuis 2006 un outil de mesure de la valeur partagée, conçu comme un moyen d’élargir et de compléter sa politique de RSE traditionnelle. Pour une entreprise évoluant sur un marché aussi controversé que le jeu d’argent, adopter une attitude volontariste est aussi un moyen de se prévenir contre les caricatures préjudiciables et d’illustrer la maîtrise de métiers et de savoir-faire dont les applications dépassent les frontières de son seul métier.
Ainsi la crise économique a-t-elle accentué le besoin des entreprises de justifier leur place dans la société. De fait, les concepts de RSE puis de valeur partagée sont venus répondre aux considérations des firmes engagées dans une réflexion à ce sujet. Les entreprises qui s’en saisissent peuvent dès lors se prévaloir d’exercer leur métier avec une considération particulière pour les hommes qui les font vivre, fussent-ils leurs salariés, leurs clients, leurs actionnaires, leurs fournisseurs ou seulement leurs voisins. Quelques entreprises encore trop rares illustrent ce phénomène qui pourrait bien devenir une tendance. En ce sens font-elles résolument preuve de hauteur de vue, sinon d’intelligence.
(1) La valeur partagée, un nouveau concept de Michael Porter, Alternatives économiques, Marc Mousli , janvier 2013
(2) Chemins de traverse. Vivre l’économie autrement, Éd. Albin Michel, 222 p.
(3) « La « valeur partagée », concurrente de la RSE ? », 27/02/2014