Perte de sens, boulot « à la con »… C’est quoi un bullshit job ?
20 juin 2018

Est-ce qu’au plus profond de vous-même vous avez le sentiment d’avoir des tâches inutiles ? Ou que le monde pourrait se passer de votre travail ? Si oui, vous avez sans doute un « bullshit job », autrement appelé métier ou boulot « à la con ». L’expression, grandement utilisée ces dernières années dans les débats entourant le monde de travail et ses travers, est née en 2013 d’un article de l’anthropologue américain David Graeber, publié dans Strike ! Magazine. Hautement subversif, À propos du phénomène des bullshit jobs a été consulté des centaines de milliers de fois, soulevant une question existentielle dans le cœur des travailleurs aux quatre coins du monde : « Mon job a-t-il encore un sens ? »
Alors, c’est quoi un bullshit job ? Et, êtes-vous concerné ?
Un métier dont le monde se passerait sans difficulté
Dans une étude plus approfondie (David Graeber a publié en 2018 un ouvrage intitulé Bullshit Jobs : a Theory), David Graeber définit le bullshit job comme : « un boulot si inutile, absurde, voire néfaste, que même le salarié ne peut en justifier l’existence ».
L’anthropologue classe les bullshit jobs dans cinq catégories plus ou moins flatteuses, reprises par Les Echos :
- les faire-valoir (mettant en valeur un supérieur hiérarchique ou un client),
- les sbires (qu’une entreprise recrute pour la seule raison que ses concurrents le font),
- les sparadraps (dont la mission consiste à résoudre un problème qui n’existe pas),
- les timbres-poste (signalant que l’entreprise se saisit d’un sujet à la mode),
- et les contremaîtres (censés superviser des gens qui se débrouillent très bien tout seuls).
Paradoxe relevé par l’auteur : plus un travail est utile à la société et moins il est payé. Les infirmières, éboueurs ou mécaniciens, pourtant jugés comme indispensables, ont généralement des salaires moins élevés que ceux qui occupent des boulots à la con, qui sont « souvent entourés d’honneur et de prestige, respectés et bien rémunérés ».
Un phénomène de société
Contrairement aux prédictions de John Maynard Keynes, qui écrivait en 1930 que le progrès technique permettrait dès la fin du 20e siècle de réduire le temps de travail hebdomadaire à 15 heures et de libérer l’espèce humaine de l’asservissement au travail, on a pu observer ces dernières années une prolifération « des industries de service, mais aussi du secteur administratif, et la création de nouvelles industries comme les services financiers, le télémarketing, ou l’expansion sans précédent de secteurs comme le droit corporatif, les administrations universitaires et de santé, les ressources humaines ou encore les relations publiques », écrit David Graeber. Et l’auteur de citer, de façon provocatrice, une liste de bullshit jobs créés de pair : directeurs généraux d’entreprise, lobbyistes, assistants en relation presse, télémarketeurs, huissiers de justice ou consultants légaux, etc.
« Comme si quelqu’un inventait des emplois inutiles, dans le seul but de continuer à nous faire travailler. »
Conséquence de cette bullshitisation de l’économie : un monde du travail miné par les pathologies professionnelles, burn-out, bore-out et plus récent « brown-out », lié à une perte de sens. Les chiffres parlent d’eux-même : de plus en plus de travailleurs disent se consacrer à des emplois inutiles, sans intérêt. Source d’un réel mal-être. Ce phénomène explique d’ailleurs certainement pour partie la reconversion précoce de nombreux jeunes diplômés vers des métiers plus manuels : brasseurs, épiciers, restaurateurs…
Un sondage réalisé par l’institut YouGov, auprès de salariés britanniques et néérlandais, a ainsi révélé qu’entre 37 et 40 % des employés reconnaissent que leur travail n’a aucune bonne raison d’exister.
Du malheur d’occuper un métier à la con
Car, c’est bien là l’un des points centraux de la théorie de Graeber : les travailleurs qui occupent des postes inutiles, un bullshit job, en ont bien conscience. Et il n’y a rien de plus destructeur.
« Il existe une classe entière de professionnels qui, si vous les rencontriez dans une soirée et admettiez faire quelque chose d’intéressant, feraient tout pour éviter de discuter de leur travail. Après quelques verres, ils risqueraient même de se lancer dans des tirades sur combien leur travail est stupide et sans intérêt. »
« Il y a ici une profonde violence psychologique », poursuit David Graeber :
« Comment peut-on ne serait-ce que commencer à parler de dignité au travail, lorsqu’on estime que son travail ne devrait même pas exister ? Comment cette situation ne pourrait-elle pas créer un sentiment profond de rage et de ressentiment ? »
Les dommages moraux et spirituels, engendrés par le bullshit job, sont profonds, affirme-t-il. D’autant plus que la société adore s’en moquer : via des séries comme The Office ou encore Messages à caractère informatif…
Vers toujours plus de bullshit jobs
Pourtant, nous sommes loin d’en avoir terminé avec les bullshit jobs, d’après l’anthropologue. Leur nombre est, même, en pleine croissance. La faute à la politique économique de nos pays occidentaux, basée sur l’idéal du plein emploi. Face au chômage de masse et (pire !) à l’oisiveté, l’inefficacité voire l’inutilité du travail est considérée comme un moindre mal ! Mieux vaut des mauvais emplois que pas d’emploi du tout, pourrait-on résumer.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, nombre d’emplois d’ouvriers ont effectivement été supprimé du fait de nos capacités technologiques. Mais, au profit de la création de couches supplémentaires de personnel dans la hiérarchie.Ce que Graeber appelle « la montée en puissance du féodalisme managérial ».
Et ce système continue à s’auto-alimenter : « il semble exister un consensus selon lequel les choses doivent se passer ainsi », conclut l’auteur.
« Les emplois réels, productifs, sont sans cesse écrasés et exploités. Le reste est divisé en deux groupes, entre la strate des sans-emplois, universellement vilipendés, et une strate plus vaste de gens payés pour, en gros, ne rien faire, dans une position conçue pour qu’ils s’identifient aux perspectives et aux sensibilités de la classe dirigeante (dirigeants, administrateurs, etc.) et particulièrement à ses avatars financiers, mais qui, en parallèle, produit un ressentiment envers tous ceux dont le travail possède une valeur sociale claire et indéniable. »
D’après vous :
Faut-il lutter contre la bullshitisation de l’économie ? Y a-t-il tant de bullshit jobs que ça ? Le bullshit job est-il vraiment inutile ? Partagez vos opinons et faites part de votre avis sur RSE-pro.com : rendez-vous sur l’onglet « Publiez ».